CHWP B.24 | Caron, Dagenais & Gonfroy, "Le Dictionaire critique de Féraud" |
Compte tenu des coûts, du rendement et des finalités, les conditions de réalisation du Dictionaire critique (D.C.) électronique ont été clairement établies: la délimitation stricte des objectifs en relation directe avec les contenus du D.C.; une opération supportable en termes de coût humain et de coût chercheur.
Quant aux finalités, elles sont fixées. Il s'agit, d'une part, de pouvoir disposer du texte électronique à mesure de son accroissement sous une forme consultable avec le logiciel WordCruncher. Il s'agit d'autre part, de terminer dans les trois ans la première saisie, la première post-édition et, en annexe du texte électronique, un inventaire statistiquement valable des marqueurs de l'usage dans le D.C.
La longue préface préparée par P. Caron avec la contribution de T.R. Wooldridge et qui accompagne la reproduction en cours du D.C. aux Éditions Max Niemeyer a donné à notre groupement l'occasion de signaler l'ensemble des traits distinctifs de l'oeuvre, dont nous reprenons ici l'essentiel.[1] Outre les marqueurs de l'usage inhérents au projet critique du répertoire (cf. 3.3.), d'autres spécificités méritent mention.
a) Le parti d'innovation graphique, innovation la plus visible, qui a prêté le flanc à la critique.
Dans sa Préface au D.C., Féraud ne dit mot de la prise de conscience qui lui fait prendre le risque considérable d'abandonner la graphie courante du temps, celle des deux éditions de son Dictionnaire grammatical (1761, 1768). Il s'agit bel et bien d'une conversion, le Dictionnaire grammatical prônant encore sans réserve les assises traditionnelles:
En 1787, la préface du D.C. rappelle plutôt l'esprit des réformateurs successifs, en appelant à une adéquation plus étroite de la graphie à la prononciation, critiquant la fidélité aveugle aux langues savantes qui fonde l'orthographe étymologisante, soulignant les difficultés d'une telle graphie pour les étrangers et dénonçant les abus de l'usage. Sa position reste malgré tout prudente:
Pour la graphie des voyelles, Féraud substitue résolument à la graphie -oi- le digraphe -ai- dans les contextes où il correspond à une prononciation en /E/. Il devance ainsi de quelque quarante ans l'Académie qui n'adoptera cet usage qu'en 1835. Il régularise aussi de façon très conséquente la notation des /E/ en recourant à l'accent grave et à l'accent circonflexe:
Ce principe souffre une exception de taille:
Sur les /E/ ouverts et longs, comme sur la plupart des voyelles orales longues,[2] le circonflexe note la longueur. Cette pratique, simple et rigoureuse, contraste éloquemment avec l'effort notable mais encore chaotique de l'Académie en 1740 et 1762.
Pour la graphie des consonnes, Féraud réduit les géminées inutiles quand l'analogie ne l'interdit pas ou en l'absence d'un homonyme. La suppression des consonnes strictement étymologiques est aussi flagrante. Il reste que ces graphies nouvelles sont présentées en vedette comme des variantes des formes en orthographe traditionnelle.
On peut penser que la décision d'harmoniser l'orthographe et la prononciation a contribué, dans une certaine mesure, à l'obscurité dans laquelle l'oeuvre de Féraud a été tenue, obscurité dont témoigne la non-réédition de l'ouvrage.
b) Le pari critique constitue également, sous la forme systématique que Féraud lui donne, une première.
L'intitulé du dictionnaire nomme excellement les
intentions et la réalisation: formuler un jugement
personnel sur les travaux existants. Féraud
privilégie deux aires d'intervention:
(i) les ouvrages métalinguistiques,
régulièrement cités et
référencés par le nom de leur auteur, sont
l'objet d'une compilation, d'une comparaison et d'un jugement,
nuancé mais audacieux, allant même jusqu'à
compléter voire corriger la toute puissante
Académie Française: J'ose ne pas approuver
l'illustre Compagnie, Elle oublie que... Elle ne le
mentionne pas... Elle aurait dû ajouter que...,
déclare Féraud à maintes reprises;
(ii) les pratiques langagières de son temps. La
pédagogie du mauvais usage a ceci de neuf qu'elle
explicite tant le bon que le mauvais usage et qu'elle balaye avec
minutie le spectre des "parlures", qualifiant un
à un vocables et constructions selon le cas de barbare,
bas et populaire, tout juste bon pour le burlesque, bon pour la
conversation, familier, simple, etc. Les pratiques
langagières des auteurs de son temps n'échappent
pas à la vigilance de notre Méridional,
imperméable aux préjugés bien
enracinés des Parisiens à l'égard des
parlers provinciaux et, surtout, méridionaux.
L'abbé sanctionne ou encense les diverses pratiques sans
complaisance: le propos est dosé, parfois
déférent, mais reste ferme, comme nous le
verrons.
c) La diversité des sources constitue aussi une première.
La liste bibliographique annexée à sa Préface reflète bien les ouvrages lus, entièrement ou par extraits. Les genres et les secteurs d'activité intellectuelle qui y figurent surpassent en nombre ceux couverts par des répertoires antérieurs. C'est ainsi que, par exemple, les journaux sont bien représentés dans les dépouillements et que des auteurs encore considérés comme mineurs sont cités, tels Mercier, Restif de la Bretonne et Linguet.
d) La recherche d'exhaustivité se traduit par la présence récurrente de trois composants dans les articles: description phonétique, lexicographique et Remarques.
Malgré l'usure relative qui se laisse voir entre le début et la fin du dictionnaire -- le travers est bien connu en lexicographie --, il faut souligner la constance et la systématicité fort honorables de Féraud dans le traitement des articles.
Reprenant l'effort déjà novateur du Dictionnaire grammatical de 1761, le D.C. soigne le composant phonétique de ses articles. Y sont fournis: une transcription de type phonétique de la prononciation du mot, des commentaires sur les voyelles longues, sur les timbres multiples des /E/ et sur la prononciation des suites consonantiques ou vocaliques litigieuses. C'est bien Féraud qui fonde la tradition française de la notation systématique de la prononciation et nous offre ainsi la description la plus riche de la phonologie post-classique.
Il faut ici préciser que la disparition rapide de la mention des voyelles brèves (dès la lettre B) et celle, plus étalée, des transcriptions figurées ne sont qu'usure apparente. Dans une étude comparative des deux éditions du Dictionnaire grammatical et du D.C., L. Dagenais (Caron et al. à paraître) montre que le silence du D.C. sur les voyelles brèves respecte simplement le principe formulé dans la Préface et voulant qu'on tienne pour brève toute voyelle dont la longueur n'est pas décrite; quant à la disparition des transcriptions de type phonétique, les tests statistiques montrent à l'évidence qu'en fait c'est l'orthographe réformée du D.C. qui en tient lieu dans les cas où elle suffit à la tâche. En somme, Féraud gagne en assurance et tire parti avec intelligence de son audace de réformateur de l'orthographe.
Dans les autres domaines de la description lexicographique, un effort très neuf d'exhaustivité se laisse voir. Ce scrupule se double, chose rare en son temps, d'un sens aigu de la synchronie, aussi bien dans l'enregistrement de mots nouveaux que dans la mise à jour d'une remarque déjà désuète ou dans l'observation des auteurs du passé.
e) Un modèle et une description de l'usage stratifiés et tolérants.
Le D.C. se signale également par un modèle non monolithique de l'usage. Pour Féraud, le bon usage est celui qui convient à la situation de communication ou au genre visés, d'où la vision stratifiée qu'il décrit avec une finesse qu'aucun répertoire antérieur n'avait même recherchée. La Préface du D.C. en donne un aperçu en-deçà, étonnamment, de la pratique raffinée dont témoigne le répertoire en soulignant l'importance des remarques sur l'usage qui constituent selon lui la partie la plus considérable et la plus intéressante de notre travail:
De concert avec la "pédagogie du mauvais usage", cette vision stratifiée aura pour conséquence, providentielle pour le dix-huitièmiste, un éclectisme notable dans la nomenclature comme dans les remarques explicites puisque aussi bien tel terme, omis pour crime d'archaïsme par un puriste étroit, figurera dans le D.C. comme bon pour le marotique, le burlesque ou le bas comique. Les marqueurs d'usage modulent ainsi l'ostracisme radical des provincialismes, des xénismes, des jargons et du bas. De la sorte, une expression juridique donnée est adéquate en son lieu, même si elle est à proscrire dans l'usage commun; le jargon des gazettes a des idiotismes tolérables dans les limites, même infranchissables, de la situation de communication qui leur a donné naissance; les licences conservent à la poésie les quelques privilèges qu'elle détient encore sur la prose, etc. Raffinement supplémentaire, les marqueurs d'usage peuvent même, dans le corps des articles, être corrélés à la distribution du vocable, telle distribution étant étiquetée barbare tandis qu'une autre ne sera que familière et une troisième bonne pour le bâs comique.
La tolérance du lexicographe vaut aussi pour les archaïsmes "utiles": quand le besoin du mot se fait encore sentir, Féraud déplore les caprices de l'usage ou la tyrannie des grammairiens puristes.
Néanmoins, norme et esthétique sont au coeur des préoccupations du lexicographe. On le voit sur la question névralgique des anglicismes,[3] calques syntaxiques par exemple ou extensions de sens jugées indues. La vigueur de la dénonciation annonce déjà les foudres anglophobes contemporaines:
Du bref rappel des contenus du D.C., on retiendra la nature complexe, audacieuse et novatrice du discours qui l'anime.
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[1] Le texte complet de la discussion qui suit se trouve dans la Préface de la réédition du Dictionaire critique (GEHLF 1993).