CHWP B.14 | Quemada, "Discours inaugural (Colloque sur les dictionnaires anciens, Toronto, oct. 1993)" |
Chers collègues, chers amis,
J'ai été très sensible à l'honneur qui m'a été fait d'avoir à ouvrir les travaux de cette première journée. Je ne dirai pas que ce colloque est le bienvenu, c'est trop évident, je dirai qu'il était nécessaire et qu'il devait se tenir ici une seconde fois.
Ici, parce qu'une conjonction favorable a placé, en ce lieu privilégié pour des échanges entre anglophones et francophones, une alliance particulièrement performante de compétences à la fois dans les domaines philologiques, lexicographiques et informatiques.
Nécessaire, parce que faire le point est une étape essentielle dans la conduite des projets que nous menons. Confronter les expériences, comparer les méthodes et les résultats, s'informer sur d'autres savoir-faire est un moment privilégié, car il permet en outre d'envisager de nouvelles coopérations transnationales ou transdisciplinaires.
Permettez-moi de faire appel à mon expérience, qui se confond pour partie avec l'histoire de ce que nous pouvons appeler aujourd'hui la Nouvelle Érudition, pour vous présenter ces quelques recommandations.
La première, observée sur le long terme, porte sur la place déterminante des échanges entre spécialistes de domaines voisins, qu'ils aient ou non travaillé sur des matériels identiques. Les liens établis, souvent naguère autour des Centres de calcul, entre chercheurs de disciplines différentes ont fait apparaître bien des complémentarités que l'on n'avait jamais, jusqu'alors, imaginées. C'est cette synergie innovante qui a permis de franchir les premiers pas les plus décisifs. Et surtout d'inspirer de nouvelles approches et d'imaginer de nouvelles solutions pour des problèmes qui, si l'on avait continué à les poser en termes traditionnels, se seraient attardés dans les méandres de la répétition. J'avais beaucoup apprécié les contributions au précédent colloque de Toronto; elles annonçaient des initiatives engagées dans cette direction. Je me réjouis de voir que le programme des présentes journées va se poursuivre en ce sens.
Nul ne doute ici que travailler sur les dictionnaires anciens soit un bon choix. C'est assurément l'un des plus utiles pour les philologues, historiens, ou lexicographes d'aujourd'hui, compte tenu des richesses de tous ordres qu'ils recèlent et de l'étendue des applications que celles-ci autorisent. Vos travaux, plus que tous les autres, en ont déjà montré l'intérêt à la fois pour la linguistique et pour l'histoire culturelle.
Ils ont montré aussi qu'il ne s'agit pas seulement de se préoccuper de leur adaptation aux traitements informatiques. Un dictionnaire ancien ne peut représenter une source de données exploitables que si des études critiques préalables ont assuré son identification et permis son évaluation. À cette condition seulement, il peut fournir des références valides et fiables. C'est une servitude considérable certes, mais c'est le prix à payer pour disposer de ses multiples informations. En France, dans la première moitié de notre siècle, Ferdinand Brunot, Mario Roques ou Lucien Febvre en avaient entrevu l'intérêt sans pouvoir aller au delà. Les moyens actuels doivent nous aider à activer l'étude philologique des dictionnaires et à répondre aux questions qu'elle soulève. Chaque programme gagnerait-il à impliquer, à court terme, une re-publication savante? Celle-ci doit-elle être paléographique ou réaménagée après analyse? Diffusée sur quel support, etc.? Les réponses seront sans doute différentes selon les projets.
Bien qu'à ses débuts, la connaissance des dictionnaires anciens a déjà largement bénéficié de la métalexicographie contemporaine. Avec des conséquences: par exemple, remettre en cause les travaux cumulatifs qui aboutiraient à associer des données issues d'ouvrages dont les finalités et les fondements typologiques sont distincts, voire incompatibles, à moins qu'ils aient pris en compte les précautions correspondantes. Mais dispose-t-on de tous les paramètres correctifs?
Les dictionnaires anciens sont parmi les textes les plus difficiles à soumettre à l'analyse "automatique". Les raisons en sont d'abord la masse et la variété des données à traiter, renforcées par leur organisation complexe, non homogène et si souvent désordonnée. Si cela explique en partie le retard de ces analyses parmi les traitements textuels sur ordinateur, il ne s'agit là que de complications spécifiques qui seront progressivement résolues. Quels sont les niveaux d'analyse prioritaires? Quels types de produits pourraient satisfaire les demandes les plus fondamentales? Peut-on définir des urgences pour les besoins les plus largement exprimés, etc.? Voilà autant de questions ouvertes aux débats.
En dépit des possibilités qu'offre la technologie avancée, l'expérience apprend à se méfier des solutions globalisantes quasi idéales qui se révèlent, en fin de compte, le plus souvent décevantes. Associée à un optimisme réaliste et raisonné, une grande vigilance s'est toujours révélée plus profitable.
À l'évidence, le rapport coût-rendement est à prendre en compte. Mais les économies de temps comme celles d'argent ne peuvent se faire au détriment de la qualité. Les exigences scientifiques (philologiques pour nous) doivent tenir tête aux limites des ordinateurs qui relèvent toujours du provisoire.
S'il importe d'optimiser nos programmes et nos réalisations au rythme des performances de l'informatisation (matériels, logiciels et savoir-faire), on se souviendra aussi que les possibilités les plus sophistiquées sont souvent plus efficaces aux étapes finales qu'aux étapes initiales. L'essentiel est d'avoir conçu des formules assez ouvertes pour permettre des développements cumulatifs (par exemple, harmoniser la version statique et la version dynamique d'un fonds documentaire, ou associer de manière fonctionnelle les avantages du mode image et du mode texte, etc.).
Les investissements intellectuels autant que matériels qu'exigent les nouvelles démarches sont souvent très lourds. Ce n'est pas une raison pour y renoncer ou pour les différer, mais une incitation à rechercher la répartition des compétences, la mise en commun des ressources et des savoir-faire, et à programmer surtout le partage des résultats attendus. La coopération impose la normalisation des données et des méthodes. Ce n'est pas là une manie personnelle que je m'obstine à mettre en pratique et à prêcher de colloque en congrès, c'est une obligation objective dont l'importance ne cesse de s'affirmer avec le temps. Lorsque des entreprises voisines ou similaires nous proposent des normes efficaces déjà testées à l'échelon international, il faut étudier sans délai la possibilité de les adopter pour nos besoins propres et de les généraliser le plus possible. L'union fera ici notre force.
Il en va de même pour les recherches en vue du traitement automatique (industries) de la langue qui appliquent aux dictionnaires modernes des normes et des techniques particulières pour le développement de bases de données dictionnairiques, informatisation, rétroconversion, réutilisation des dictionnaires, etc. Leurs démarches et leurs outils pourraient nous être utiles, même pour l'analyse des corpus textuels anciens. C'est vrai aussi des liens et des collaborations que beaucoup de nos projets devraient établir sans tarder avec certains grands programmes d'informatique textuelle et de numérisation de corpus anciens, tels que ceux de la Bibliothèque Nationale de France (postes de lecture savante associant les possibilités des hypertextes et des systèmes multimédias, devant aussi permettre à moyen terme la lecture-consultation de dictionnaires anciens).
Il est temps de laisser maintenant la parole aux intervenants. Je crois être resté dans mon rôle en me limitant à énoncer des évidences, respectueux en cela de l'adage français selon lequel "ce qui va sans dire va encore mieux en le disant". C'est chose faite. À vous d'affirmer à nouveau la validité des problématiques de la jeune confraternité scientifique que vous représentez excellemment. À vous lire, à vous entendre, nul ne peut douter qu'elle est ambitieuse, exigeante, efficace, productrice et chaleureuse. Que chacun complète le paradigme; pour moi, c'était le mot de la fin.